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Depuis 7 ans, un grand nombre de textes originaux a été enregistré. Des romans ou récits longs, en plusieurs épisodes, ont alterné avec des nouvelles, des fragments narratifs, des poèmes, une pièce et des formes théâtrales plus courtes. Ces trois textes donnent un simple aperçu de notre travail.

                           

 

                   Dauphine de l’enfance                          de Thibault Dubreuil


 


 

Je vous écris de mon enfance passée dans une campagne du département de la Somme. C’était dans les années d’après-guerre. La terre, les villes et les villages avaient à peine eu le temps de se remettre de 14 que 39-45 était passé par là. C’est ce que disaient les vieux qui avaient vécu cela, répétant pour eux-mêmes « Que la vie est dure ». Pour moi, pour nous, les enfants du baby-boom, si nombreux à l’école, si bruyants dans les rues de la ville, tellement joueurs dans les terrains vagues, au milieu des carcasses abandonnées et des restes de maisons calcinées, cette époque était forcément la meilleure. J’ai toujours eu en horreur cette expression « le bon vieux temps ». Je ne suis pas sûr que le vieux temps fût bon et de toutes les façons, il ne reviendra pas. Je lui préfère le temps vécu, celui qu’on ne qualifie pas sur l’instant, qu’on vit tout simplement avec toute l’intensité qui s’en dégage et ces souvenirs, pas encore souvenirs, qui se créent là, sous nos yeux, et qui viendront nous encombrer une fois adulte. Les meilleurs souvenirs sont ceux dont on ne se rappelle pas ou plutôt, je laisse à d’autres le soin de s’en rappeler pour moi.

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Je grandis seul avec mon père, représentant dans une compagnie d’assurances. J’ai toujours trouvé ce métier ennuyeux, à quoi cela sert-il d’avoir des assurances ? Mon père avait beau m’expliquer le bien-fondé de préparer ses arrières en cas de coup dur, je l’interrogeais sans cesse. Pourquoi la France n’avait pas-t-elle prise une assurance contre la guerre ? « Ah ça ? ! » me répondait-il. Je n’ai jamais su si ces deux mots marquaient une exclamation ou une question. Je me souviens l’avoir interrogé une seule fois sur l’assurance contre la guerre, je devais avoir 7 ou 8 ans mais cette réponse, qui n’en était pas vraiment une, m’incita à ne pas reposer ma question. Quand un gamin voit que l’adulte est gêné, il n’y revient pas, c’est la pudeur des enfants, leur faille aussi. Pourtant toutes les questions sont éternellement dignes d’explications. Je crois surtout qu’à ma demande, il n’y avait pas de réponse rationnelle. Et même, regardez les Suisses… Il y a plein de compagnies d’assurance chez eux et il n’y a jamais eu la guerre.

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Même si mon père avait un bureau à Amiens, il n’y était qu’un ou deux jours par semaine, le reste du temps, il prospectait. Sa compagnie lui avait fourni une automobile, une Dauphine, un luxe pour l’époque, le temps de livraison pour une telle auto était de plusieurs mois, beaucoup de routes n’étaient pas goudronnées et certaines portaient encore les stigmates des bombardements et puis, les stations essence étaient rares, il fallait penser à faire le plein régulièrement au risque de tomber en panne. Une fois, c’est Marcel Magloire qui a ramené mon père sur son tracteur, la Dauphine trainant derrière tirée par le Massey Ferguson, un modèle américain, payé avec les sous du plan Marshall.

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Ils ont traversé la moitié de Conty, comme cela, le père Magloire hilare et pas peu fier, mon père debout derrière le siège en ferraille, tenant à peine l’équilibre, sa sacoche serrée contre lui, sentant régulièrement son costume pour savoir si une odeur de purin ne s’y était pas déposée. Je les avais vus passer depuis la cour de récré. Le soir, attablés devant la soupe aux oignons de notre appartement assez coquet de la rue Janvier, je lui avais demandé pourquoi le père Magloire avait de l’essence, lui. Il m’avait répondu qu’il travaillait et que c’était normal qu’il ait de l’essence. Il avait aussitôt ajouté que le tracteur lui avait été offert par l’Etat grâce aux sous du plan Marshall. Des années plus tard, lorsque j’entrai au lycée, je découvris ce qu’était le plan Marshall, ces centaines de millions de dollars données par les américains pour aider à notre reconstruction. Mais quelque chose m’a toujours échappé, Massey Ferguson étant une marque américaine, pourquoi les américains nous avaient-ils donné de l’argent pour qu’on achète leurs tracteurs ?

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Toujours est-il que cette Dauphine était la fierté de mon père et la preuve de sa réussite professionnelle. Je crois me rappeler qu’il fut le premier à posséder ce véhicule dans la région. Le plus souvent possible, il m’emmenait faire un tour dans l’automobile, le samedi matin. Aujourd’hui, plus personne ne ferait cela. A cette époque, j’en retirai une fierté qui faisait enrager mes camarades de classe. En effet, nous avions école le samedi matin mais mon père s’arrangeait toujours pour inventer une excuse. Le maître faisait mine de croire à mon mal de ventre, à mes maux de tête, je crois que ça l’arrangeait d’avoir un élève en moins.

Dans la Dauphine, j’avais le droit de m’assoir sur le siège passager, mon père plaçait un coussin sous mes fesses afin que je visse le paysage défiler sous mes yeux. Ce coussin de laine rouge est un objet de mon enfance lié à une histoire de taille et de hauteur de pare-brise. Je me répétais que le jour où mon père le retirerait, alors je serai grand. Ce jour arriva, forcément mais ce n’est pas sur le siège de la Dauphine que je m’assis sans coussin pour la première fois mais dans la 4 chevaux de Solange. J’avais 17 ans, elle en avait 18, la voiture était celle de son père, elle n’avait pas le permis, ni la permission de la conduire et nous allâmes pique-niquer sur les bords de la Selle.

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Ainsi donc, nous parcourions la campagne, mon père et moi dans la Dauphine. J’éprouvais une sensation de vitesse extrême lorsqu’on passait les 80 km/h dans les lignes droites, la vision de l’aiguille montant à la verticale sur le cadran m’excitait terriblement, le son du moteur qui hurlait au point qu’on avait parfois du mal à s’entendre me faisait peur autant qu’il m’attirait. Bien plus tard, je vouerai une passion aux moteurs. Mais là, assis sur mon coussin, j’avais du mal à saisir comment ça pouvait bien se conduire, cet engin et pourquoi il fallait changer de vitesse. Mais j’avais le droit d’actionner les boutons et les manettes de la voiture. Par ce geste qui me fait parfois encore sauter le cœur, j’avais l’impression d’accéder aux responsabilités. « Il pleut, mets donc les essuie-glaces » lançait mon père, alors je me levais et choisissant judicieusement, je poussais la petite barre en métal vers le bas. Je ne voulais pas poser mes doigts sur l’embout en plastique noir, je n’ai jamais aimé le noir. Et d’un doigt ferme, sûr de mon acte, j’appuyais sur le levier et les balais, répondant strictement à mon ordre se mettaient à chasser la pluie du pare-brise.

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Alors je me rasseyais, fier comme si j’avais appuyé sur le bouton qui allait envoyer une fusée dans la lune. Bien sûr, je trépignais, mon père s’en rendait compte qui me faisait mariner, juste ce qu’il fallait avant de me dire « Clignotant, mon capitaine, on tourne à droite » ou alors « klaxon, il faut qu’on double cette charrette sinon on va être en retard ». En retard pour quoi ? Je ne le compris que des années plus tard.

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Longtemps, j’ai cru que je ne saurais jamais conduire une automobile sans avoir un passager pour s’occuper de tous ces accessoires, sans compter les rétroviseurs, j’avais l’impression qu’il me manquait des yeux. A voir mon père changer de vitesse sans en saisir la raison précise et puis ces trois pédales à ses pieds qu’il pressait sans que je sache vraiment laquelle servait à quoi, j’avais décidé que je ne roulerais qu’en marche arrière, ce serait bien plus simple.

Une fois la charrette doublée « clignotant à gauche puis à droite ! », on entrait dans un village et mon père m’offrait quelque chose à boire. Fréquenter les cafés était un acte d’adulte, y entrer constituait pour moi un défi. Mon père connaissait du monde mais pour éviter de croiser les voisins ou sa clientèle, on pouvait faire 60 kilomètres, de préférence vers Ham ou Noyon dans une zone qu’il ne couvrait pas. On garait la voiture juste en face du bistrot, histoire d’épater la galerie, je sautais de mon siège, glissais le coussin en dessous et ouvrais brusquement la portière pour surprendre un passant ou faire peur à une grand-mère. Puis je suivais mon père en prenant l’air le plus naturel possible mais ma petite taille faisait que j’arrivais à peine à la hauteur de la ceinture des clients. Alors plutôt que d’aller au comptoir, on s’asseyait à une table et là, j’avais le droit de commander ce que je voulais.

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« Un coca cola ! » demandais-je, la première fois que mon père m’emmena au café. Il fut surpris que je connaisse cette boisson qu’on achetait aux américains avec l’argent qu’il nous avait donné. De plus, il y avait pas de mal de ragots qui tournaient autour du coca, certains disaient que c’était empoisonné, que cela rendait aveugle à forte dose (en entendant ses âneries, mon père haussait les épaules). Il fallait que je le goutte. Lorsque le patron posa la longue bouteille orné du sigle rouge sur la table, je fus déçu. Je m’attendais à quelque chose de fluorescent, une boisson possédant les mille couleurs de l’Amérique et c’était un brun sombre que je regardais. Mon père me mit en garde contre la mousse mais je voulais boire comme les hommes et portais la bouteille à ma bouche. L’effervescence du coca valait toutes les couleurs de l’arc en ciel et j’eus du mal à réprimer ma surprise lorsque les bulles explosèrent entre ma langue et mon palais et qu’une fumée légère sortit de mon nez. Mais je tins bon, je crois quand même que mes yeux devaient briller, comme je tins bon des années plus tard en avalant cul sec mon premier verre de gnôle, jouant les vieux habitués alors que la tête me tournait et que je sentais le rouge poindre sur mes joues. Je laissais glisser la liqueur dans ma gorge et reposais la bouteille sous le regard amusé de mon père qui me demanda « Alors ? ». Je répondis par un léger toussotement et passais ma langue sur mes lèvres. « Pas mauvais » répondis-je. En rentrant à la maison, il s’en fut d’un rien que je ne pissai sur le fauteuil de la Dauphine.

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Lorsque nous allions ainsi en voiture le samedi ou parfois le dimanche quand le maître toussait devant trois absences successives, mon père agrémentait toujours notre balade d’une farce, d’un petit quelque chose qui faisait qu’on n’était plus vraiment en train de faire une promenade tranquille sur les routes de la Somme. Notre sortie prenait des airs surréalistes. Un jour, on s’arrêta à Montdidier pour faire le plein, le pompiste nous servit, mon père sortit ses billets, paya, glissa un pourboire puis me demanda d’attendre sagement dans la voiture. Il entra dans le garage et en ressortit deux minutes plus tard, le sourire aux lèvres. En s’asseyant au volant, il éclata de rire en passant la première, je partageais ce rire avec lui, ne sachant que penser puis nous nous engageâmes sur la route départementale. C’est alors qu’il me dit :

« Tu vois, dans ce garage, il y a un téléphone et à côté du téléphone, un annuaire. Et bien, j’ai fait un chèque de 100 000 francs et je l’ai glissé dans l’annuaire. Si quelqu’un le trouve, nous sommes ruinés ! »

Il avait dit cela avec une aisance, un détachement dont je ne compris la puissance que des années plus tard. Ce jour-là, c’est surtout l’inquiétude qui me gagna, je me souviens m’être penché vers le rétroviseur pour regarder la station qui s’éloignait. Dans mon souvenir, je voyais le pompiste danser avec une main en l’air. C’est de là que me vient ce dégoût pour les grands magasins, les soldes et tous ces objets que la publicité nous incite à acheter. Je possède le minimum et m’en contente, j’évite de signer des chèques. Lorsqu’on passa aux nouveaux francs, je me rappelai cet évènement à la station et ressentis un soulagement.

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Mais nos sorties n’avaient pas toujours des formes aussi extrêmes. Parfois, on s’arrêtait pour prendre des gens qui marchaient le long du chemin. Ils ne faisaient pas de stop, ils marchaient juste, comme cela. Mon père ralentissait, me demandait « On baisse la fenêtre mon capitaine ? » et souvent, sans même demander aux gens où ils allaient, on accueillait sur le siège arrière une bonne sœur qui se rendait au couvent de Vervins, ou des pèlerins, il y avait là une importante congrégation avec des rassemblements fréquents. Il y avait aussi une voisine, une vieille fille que tout le monde surnommait « Fichu », à cause du foulard qu’elle portait sur la tête été comme hiver. Elle revenait d’Amiens où elle avait déjeuné chez son frère mais le dimanche, le car ne desservait pas Conty alors on la prenait du côté d’Evertaux pour lui ménager ses guibolles. Il y eut aussi des trouffions l’air fatigués ou qui puaient l’alcool, tenant une quille entre les mains, c’était leur dernier jour de service militaire, des inconnus pas bavards pour deux sous qu’on déposait n’importe où.

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Mon père faisait la conversation, racontant aux pèlerins que c’était Saint Glinglin, un saint vénéré par ici qui nous avait mis sur leur route et qu’il faudrait qu’ils disent une prière pour nous au couvent. Quand on sait qu’il avait insisté pour que j’aille à la laïque dont l’école se trouvait à la sortie du village alors que l’institution catholique était dans notre rue… Mais c’était le saint Glinglin qui me surprenait le plus, il devenait parfois sainte Nitouche ou saint Frusquin. Mais mon père avançait ses arguments avec un tel sérieux, une telle persuasion, citant même Saint Augustin, qui devait se retourner dans sa tombe, que tout le monde gobait ses racontars. Je pense qu’il devait agir de la sorte dans son métier d’agent d’assurances, il était le meilleur du département. Il fallait attendre que les pèlerins ou la bonne sœur nous bénissent en quittant le véhicule pour que mon père éclata de rire et que je comprenne que la vie n’était pas aussi sérieuse que ce qu’on apprenait à l‘école.

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Ces voyages en voiture étaient devenus une habitude qui au bout de quelques années finirent par me lasser, j’avais grandi, venait le temps des copains, je n’aimais plus le coca, je crois en fait que je ne l’ai jamais aimé, et puis divaguer ainsi pendant des heures perdit au fil du temps son intérêt.

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On se retrouvait avec les garçons sur la place pour jouer au foot, Kopa, Pelé, Just Fontaine, moi j’étais Piantoni. Bientôt un public féminin vint s’asseoir sur les marches de l’église. La première fois que je refusai d’accompagner mon père, il ne s’en offusqua pas, « Je comprends » me dit-il et sa face s’illumina d’un sourire qu’il voulut complice mais dont je saisis qu’il perdait là son seul allié, son fils. Il partit seul, fit un grand tour, ne rentra qu’à la nuit. J’avais déjà développé un goût pour la cuisine et je l’attendais assis dans le salon. Le repas était prêt, un jarret avec des patates, j’avais même ouvert une bouteille de vin. A sa tête, je compris que rien n’allait. Je ne sais pas comment la phrase est venue à ma bouche, sans doute tournait-elle depuis des années dans ma tête, elle attendait le bon moment pour sortir et elle se précipita, comme quand un barrage lâche, les paroles s’engouffrèrent entre mes lèvres. Ce jour-là, je devins un peu plus adulte.

« Tu l’as retrouvée ? »

Il ne me répondit pas, fit même du bruit pour tenter de couvrir ma question que je posais à nouveau, s’agita en vain, pestant contre le mauvais temps, la Dauphine qui montrait des signes de fatigue, « Mais qu’est-ce que c’est ? Ca sent rudement bon ! » Lança-t-il en s’asseyant lourdement dans le fauteuil. Quand un adolescent pose la même question à un adulte, plusieurs fois d’affilée sans obtenir de réponse, c’est qu’il ne pose pas la bonne question. Ce soir-là, j’appris à reformuler.

« Tu penses que c’est comme cela que tu vas la retrouver ? »

Il fut déstabilisé, il se s’attendait pas à ce que je l’interroge sur ma mère, cette femme qui nous avait quitté à ma naissance et que personne n’avait revu. Emmêlant ses doigts nerveux, il tira sur le mauvais lacet de sa chaussure et fit un double nœud, c’est la première fois que je l’entendis jurer. Je m’approchai et avec la plus grande délicatesse, je lui retirai ses chaussures, c’est aussi la première fois que je le vis pleurer. Je l’enlaçai tendrement et partageai avec lui, pour la première fois de ma vie, un verre de vin. Il y a des jours comme cela qui ne sont que des premières fois, des premiers jours. Ce jour-là fut aussi le dernier où on vit la Dauphine déployer sa puissance sur les routes de la Somme, espérant sur les bas-côtés le retour d’une silhouette évanouie.

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Jouer (à) Être aimé           de Jean-Albert Mazaud

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Personnages et interprètes :

JEAN, acteur : Jean.

DOMINIQUE, actrice : Marion.

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Indications générales :

Les deux personnages sont des amis : un lien les unit, une grande tendresse, qui les rend complices, les fait anticiper la réplique de l’autre par moment. On doit fait sentir cela par la voix, les bruits. Les trois dernières répliques de Dominique doivent être particulièrement suggestives. Le texte en italiques est extrait d’Être aimé de Victor Hugo.


 

JEAN.

Sais-tu ce qui me manque et ce qui, nuit et jour,

Se refuse à ma soif ardente ? c’est l’amour !

Ah ! c’est vrai, je suis roi, cela doit me suffire ;

Roi, vous êtes heureux ! C’est bien facile à dire.

Un roi n’a qu’à vouloir, un roi peut tout. Eh bien,

Retiens ceci, je peux tout, mais je ne peux rien.

Hélas ! j’ai tout un peuple et je n’ai pas une âme.

Ce royaume, le coeur quelconque d’une femme,

Je ne l’ai pas. Je vois des gens s’aimer, je vois

Des êtres s’appeler dans l’ombre à demi-voix,

Je vois les coeurs, les seins, les passions fougueuses,

L’amour ! je vois des gueux adorés par des gueuses ;

Eh bien, cet amour-là, même celui qui joint

Les coeurs les plus abjects, ô deuil ! je ne l’ai point !

Je puis tout, mettre avec un mot l’Europe en flamme,

Tout, hors réaliser ce rêve qu’une femme

M’aime à cause de moi, parce que je suis moi,

Quelqu’un, un homme, et non parce que je suis roi !

Un instinct inquiet qui vous nomme tout bas,

Un soupir ignoré qui songe et vous adore,

Un front qui d’un reflet d’aube pour vous se dore,

C’est la gloire, et rien n’est comparable à l’effroi

De vivre sans un coeur pensif derrière soi.

Pfff… Qu’est-ce que tu en penses, Dominique ? Tu me vois jouer ça ?

DOMINIQUE. Pourquoi non ?

JEAN. J’ai jamais joué un. Un truc pareil. Un roi !

DOMINIQUE. Il faut bien commencer un jour.

JEAN. Tu crois qu’à mon âge je vais me lancer dans la tragédie ? Je suis fait pour la comédie, moi, la farce, la bouffonnerie, pas pour ce.

DOMINIQUE. Qui c’est qui monte la pièce ?

JEAN. Christine.

DOMINIQUE. Fais-lui confiance : elle sait très bien que les comédiens peuvent tout jouer, contrairement aux tragédiens qui sont plus limités.

JEAN. Franchement, j’y crois pas du tout, à ce genre de généralités.

DOMINIQUE. Regarde, moi : je sais très bien faire pleurer, mais pour ce qui est de faire rire…

JEAN. Tu étais très bien dans Dorine. Tu te rappelles ? C’était les belles années de la compagnie…

DOMINIQUE. Tu dis ça pour me faire plaisir, Jean, mais…

JEAN. Tu fais quoi, en ce moment ?

DOMINIQUE. La Nuit des Rois de Shakespeare. Montée par Robert Toublan. En personne.

JEAN. Ouah… La promotion. T’auras pas de problèmes de fin de mois, avec ça… Tu joues Viola ?

DOMINIQUE. Tu me vois toujours jeune…

JEAN. C’est que je vieillis…

DOMINIQUE. J’ai plus l’âge, voyons… Je joue Olivia.

JEAN. Beau rôle…

DOMINIQUE. … de tragédienne ! Allez, aie confiance en toi, en Christine…

JEAN. Mais comment, comment je vais faire ?

DOMINIQUE. Ou alors refuse.

JEAN. C’est bien facile à dire — tiens, le texte commence à rentrer… La compagnie est dans la merde, en ce moment. Aussi, à monter des trucs imbitables, des pièces trop contemporaines, le public suit pas… Et puis, personne ici n’a l’art de torcher des dossiers de subventions comme ton Robert Toublan… Alors, monter Hugo va peut-être nous ramener du monde. On est en sursis.

DOMINIQUE. T’es en pleine déprime, quoi ! Tu changeras jamais… Quand est-ce que tu te feras un peu confiance ?

JEAN. Pas demain la veille…

DOMINIQUE. Et Caroline ? Elle en pense quoi ?

JEAN. Là aussi, c’est. La merde. La merde totale.

DOMINIQUE. A ce point ?

JEAN. J’ai fait que des conneries. A droite, à gauche. Cavaler après le vent. Des danseuses… Avec Caroline, je. J’ai pas su. Je la perds. Je crois. Elle va me quitter. Je pense. Marre d’être avec un zonard comme moi… Et ce bordel qui me tombe dans les pattes. Je me demande quel est le fantasme de Christine pour me foutre dans… enfin, je vais accepter. On a besoin de fric, de toute façon. Et peut-être que ça va s’arranger avec Caroline. Espérons… Bon, faut que je te laisse, je rentre chez moi… excuse-moi, je t’ai demandé de venir, et puis…

DOMINIQUE. C’est pas grave. Faut que j’aille répéter, moi aussi. (Ils s’embrassent.) Tu sais, c’est peut-être bien que tu joues ça.

JEAN. Ah ?

DOMINIQUE. Pour toi.

JEAN. Moi ? Qu’est-ce que tu veux… ?

DOMINIQUE. Je file. Tiens-moi au courant.

Elle sort.

JEAN. Pour moi ? Pour moi ?

                                                                           Musique : la Vie d’artiste de Léo Ferré.

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Je suis u

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La Nef Argo          de Stéphane Padovani  ( début du récit)

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Il était celui qui ne chantait plus et j’étais son ami.

 

 

Un matin, il s’est couché sur les pierres et il n’a plus voulu. Le ciel était d’ambre et d’albâtre et c’était bien assez de voir ces deux couleurs chavirer l’une en l’autre avant de se partager de nouveau, équitablement, la voute céleste. Et c’était bien assez de souvenirs suspendus comme autant de costumes derrière la scène d’un théâtre désert, bien assez de ces oiseaux migrants allant de la côte à la mer sans plus savoir à quel vent se vouer. Bien assez de flammes au loin, de ruines à n’en plus finir de crouler, assez enfin de morts et de mots mutilés claudiquant sur un son, de récit-tronc roulant dans les rues, sébile en main.

 

 

 

D’aucuns croyaient qu’il se laissait mourir pour n’avoir pas su ramener sa femme d’entre les ombres. Qu’il se faisait chèrement payer ses doutes, son étourderie, ses insuffisances, son audace. Était-il seulement descendu pour cela, l’amour, le corps manquant, la compagne longtemps chantée, l’épaule nue contre l’épaule nue dans la marche comme sous le drap tendu, ou bien pour la nuit et l’effroi, s’y mesurer, les enfoncer comme porte close, y ravir un peu de beauté, y dérober une autre voix ? Qui sait ?

 

 

Il était celui qui s’était tu.

 

 

Alors je me suis approché, moi, Aethalidès de Thessalie, fils d’Hermès et d’Eupolemeia, parce qu’il fallait vouloir encore et non se coucher ainsi sur les pierres, dans la position du gisant, le regard montant comme une fumée d’encens libre de tous désirs, parce qu’il y avait une tâche à accomplir, un voyage à entreprendre.

 

 

Je suis celui qui vint le réveiller.

 

 

Peut-être m’a-t-il entendu venir de loin, sur la grève, mon pas jouant sa note dans le ressac, l’air portant mon odeur. Peut-être a-t-il senti ce léger déplacement de l’horizon, quand déjà la vie s’apprête à quitter sa position, le temps son axe, et la lumière n’a pas manqué d’étirer un peu d’ombre jusqu’à son corps. C’est à mon ombre qu’il m’a reconnu. Je lui tendais cette main dont il ne voulait pas, puis je me suis assis près de lui, de façon à ce qu’il aperçût mon dos, afin de lui faire croire que je ne parlais qu’à moi-même ou au grand large tout en lui annonçant les nouvelles.

 

 

Je suis celui qui vint le relever.

 

 

Malgré mon jeune âge, j’étais déjà si lourd de tout ce qui ne s’oublie pas. Pourtant je marquais à peine le sable. Mon père m’avait donné ce don et cette malédiction de ne jamais rien oublier. Ma mère m’avait confié à la légèreté des mots. Dans un même mouvement, lesté et délesté du monde, j’avançais, et je venais parler à mon ami. Que peut-on dire à un ami qui appelle la mort ? Qui ne veut ni descendre ni monter, l’ayant déjà fait dans son cas, mais demeurer là, à la lisière des mondes, sur cette fine bande de terre qui se croit toute entière le réel ? Comment ramener un peu de chaleur à ses joues, de sang à ses membres et d’air dans sa gorge autrement qu’en vains bavardages et protestations d’amitié, éloge hypocrite du futur ?

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