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ENCRAGE

Rêveries autour du cinéma, critiques, impressions, souvenirs... Et quelques reprises du Blog "écrivance"

Ce texte a été enregistré pour l'émission Consonnances ( saison 7) , avec les voix de la comédienne Laura Lewis et de l'auteur

 

 


 

Ima(r)ges


 

 

__________ Deux voix alternent : Lecteur ( ou lectrice) A puis B puis A puis B …etc

 

 

 

 

Ce que tu regardes n'est pas dans la pièce où tu te trouves. C'est, dans une autre pièce qui n'existe plus, un objet perdu. J'ignore lequel. Je ne sais ni sa forme ni sa fonction. Le mot qui le nomme ? Pas davantage. C'est ta seule présence qui le nomme.

Et ton regard est plein de cet objet perdu qui ne laissera pas bien longtemps tes mains en paix. Il va bientôt plonger de tes yeux vers tes mains, laissant à ceux-là l'éclat de l'élan, puis entrer en elles, les traverser comme un courant. Elles vont bouger, tes mains. Elles bougent déjà autour de l'objet perdu. Elles saisissent des couleurs à la gorge qu'elles relâchent aussitôt. Tes gestes retombent, découragés. Cet objet s'est perdu, de lui-même, sciemment et depuis longtemps, parti bien plus loin que la pièce surpeuplée où tu le vois encore, où son histoire particulière se raconte, se peint. Il te semble inaccessible. Alors tu demandes aux autres objets de raconter l'objet perdu. Ceux qui l'ont côtoyé, connu.

Comment il prenait la lumière, comment il tremblait sous tes doigts. Sa façon à lui d'être inerte, de peser sur une table. Sa façon bien à lui d'absorber ou de répercuter ta voix.

Mais les objets, c'est con, perdus ou non. Ça conserve un mutisme de tortue ou de poisson. Ça oppose au souvenir et à la perception son volume de plume ou de plomb, sa contenance, son arrogance, son immanence. Alors tu choisis d'attendre, de faire confiance. Tu ne bouges pas plus que lui. Tu lui accordes un répit. Tu laisses aller, je le vois bien au dessin de ta bouche, ta rêverie dans la pièce qui n'est plus. Tu n'y déranges rien. Tu ne réveilles ni les formes embusquées ni les contours clairs de ce qui passait autrefois entre tes mains, devant tes yeux, dans ta vie. Tu traverses le bric-à-brac aussi sûrement qu'une chatte, légère, précautionneuse.

Le voilà. Tu bondis !

C'est lui et ce n'est pas. Peu importe, après tout ! Tu ressaisis les couleurs au cou, les lignes. Vigoureusement. Tu traces. Puis tu desserres l'étreinte pour qu'elles respirent. Le temps d'un souffle, il apparaît. Quelque part sur la toile, là ou personne, pas même toi, ne l'attendait. Ce que tu as trouvé n'est pas dans la pièce où tu regardes.

Il est tard. Nous parlons toi et moi d'objets perdus. À travers notre fatigue, nos mémoires, nos rivages, tes mots pénètrent dans une pièce que j'ai peut-être connu, que nous connaissons tous…

 

 

Il y a bien longtemps, ou hier, des gens venaient sur quelques places ici ou là, étaler des choses. On s'accorde à dire qu'ils voulaient les vendre pour gagner un peu d'argent. Mais on pense aussi que ce commerce ponctuel était une manière d'échapper au commerce, au Marché. Plus qu'une économie parallèle, une façon de dire ce qu'ils avaient voulu être et avoir, ce qu'ils avaient gardé par choix ou par mégarde, ce qu'ils avaient entassé ou chéri, ces artefacts, compagnons du passé, à ne pas jeter ou broyer mais à relancer dans la vie, dans d'autres mains, d'autres lieux.

Alors ils posaient devant eux ces objets, ces tissus, les tendaient, les transmettaient en guise de léger fardeau, porte-drapeaux de minuscules patries, en manière de trésor à deux euros.

 

Car il y avait aussi des gens ( les historiens sont formels sur ce point), d'aventureux archéologues du quotidien, leurs yeux dans la paume des mains, tous leurs soins prodigués à ces places vivantes, qui aimaient chercher là, presque clandestinement, d'humbles preuves de l'existence du Temps, auquel nous ne prêtons plus foi. Et pour cela, quoi de mieux qu'un outil usé, qu'une faïence ébréchée, qu'un jouet éreinté, qu'un bijou trop porté, qu'un meuble dépoli, qu'un livre corné ? Ils venaient là, à la fois nombreux et dispersés, flânant d'une nostalgie fiévreuse ou dilettante à travers nombre d'étales, en quête de traces, de lambeaux de peaux mortes, de toutes ces choses dont ils s'étaient peut-être déjà défaits mais qu'ils voulaient revoir, ravoir même un instant, dont ils se faisaient croire qu'ils en auraient besoin, quelles serviraient encore, d'une façon ou d'une autre. Des gens...

 

exposant de petits flacons brillants, aux parfums éventés, jadis acquis en cadeau dans des boutiques chics ou chinés aux puces de Saint-Ouen, échantillons aux formes délicates, dorées, des doubles souvent, comme ces cartes des albums Panini aux visages de footballeurs oubliés, jaunis : Jean-François Guédon, Laurent Baronchelli, Raymond Keruzoré, Marc Berdoll. Autocollants éventés eux-aussi, mais conservant une légère fragrance d'encre, de papier plastifié et de poussière. Les noms des parfums et des footballeurs, les uns nobles, les autres roturiers, se mêlant et se prononçant avec le même plaisir profane, comme la page modianesque d'un annuaire parisien, dans la même plongée aux abysses, ou le coeur serré, comme devant la liste d'un monument aux morts

 

exposant tout un bric-à-brac de menuisier, outils d'un autre siècle, varlopes, scies, équerres, limes, poinçons ornés d'une sorte de blason au trois-quart effacé, cherchant des doigts pour les tenir encore, leur rappeler des boiseries qu'ils ne voient plus qu'en rêve, des savoir-faire d'outre-temps

 

exposant des sacs de voyage, sacs à main, sacs à dos, sacs de gamins, sacs d'emballage, sacs suspendus aux branches d'un châtaigner, d'un hêtre ou d'un orme, sacs comme des grenades multicolores attendant de tomber mûrs dans les bras d'un promeneur qui lui fera gober ensuite toutes sortes de nourritures manufacturées, ou rien, le laissera reprendre poussière dans un grenier ou dans une cave, le ventre vide, flasque, dans l'espoir de transporter encore ne serait-ce qu'un peu d'air frais, à la branche d'un autre arbre, pour une autre brocante

 

exposant sur une nappe blanche des pages reliées cuir, ou se desquamant sous des couvertures laides, fines comme l'ennui, pleines de mots perdus ou qui se sont noyés dans leur propre océan

 

exposant des pyjamas d'enfants des montres à gousset des stylos plumes des peignes en nacre des pots de poivre des gourdes en aluminium des coupe-cigare des guitares et des flûtes à bec des annabacs des baromètres et des bracelets d'Ouzbékistan

 

s'exposant... __________________________ PAUSE MUSICALE

 

C’est comme un souvenir

Présent avant qu’il passe

Une brève sonate

De couleurs

Corps-objets

Corroborant nos liens

Corrélant nos rêves

Corrodant nos silences

À l’instant du prix

Fixé négocié

Descendu

Pour que passe encore

Dans un sourire, un merci

Une mine réjouie

L’objet-corps

Porté plus loin, transmis, flambeau qui fut

Flambant neuf

Là ressuscité

Revenu des limbes bleutées

Rendu

À la beauté

 

 

Et c’est un festival estival

De spatules de spartiates

de sparadraps de spaths

D’estampes estampillées et

D’épées espagnoles

Un bouquet final

Ta besace pleine d’images

Lourde d’humanité

Tu partiras

Pour mieux revenir

Vers l’étrange dialogue

Des choses que nos mains

Et nos mémoires

Juxtaposent

Tu regarderas, te mêlant

À la corps-et-graphie

Ici ou là saisie comme on

Déniche détache défriche

Sur une bâche

La pièce manquante

D’un puzzle intime

Ludion ludique

Pas plus gros qu’un clou

Pas plus beau qu’une grimace

De masque kabuki

Posé sur le stand de la vie

Mais ô combien

Précieuse, cette pièce

Et rare

Et rassurante…

Puisque l’éternité n’est pas pour nous

 

 

Brocante

Un peu de ton existence funambule

Déplace ton lot tes mots

Ta camelote

Brocarde la camarde

Du bout de doigts chineurs

Fins connaisseurs

Fins connecteurs

Pisteurs dépositaires de pacotilles

Importateurs de babioles bariolées

Et dis aux gens que tu les

VOIS

Aux objets que tu les

VEUX

Même si ce n’est pas toujours

VRAI

Fais de ces restes une fête

Amuse la galerie

Incante

Les aventureux objets

Même fêlés fanés fragmenteurs sans vergogne

Jamais abjects objecteurs de

Conscience

 

 

Il y a encore à recomposer

l’espace

À retrouver sous le chaos une sorte de logique

d’organisation organique

De geste spontanée

À faire le plein de ce combustible passé

Qui réinvente la route

Vintage

Vin sans âge à la robe de pourpre élimée

À faire preuve de patience

Comme on le ferait pour un enfant

Qui ne comprend pas ce qu’on attend

De lui

Et si refuse

Se sent tout jeune comme un vieil ustensile

inutile

jusqu’à ce que sa poussière vole en

Éclats

Pour éblouir nos yeux

 

______________ PAUSE MUSICALE

 

Commencer par voir le lieu que l’on voit, le surprendre dans son sommeil, tandis que dort encore en nous sa mémoire, tandis que s’écarte de nous sa présence nocturne, et qu’on ne sait plus lequel des deux rêve de l’autre… le lieu, ou l’être.

 

Tu prends ce qui chemine en toi et ce qui vibre à ton passage. Tu prends acte de ce que le lieu ne se donne pas, ni ne se conquiert, ni ne se paye de faux semblants. Tu prends conscience qu’un paysage peut ressurgir à la surface d’un tissu, d’un objet, d’un jouet, puis repartir aussi vite qu’un oiseau posé sur ta main, son tout petit cœur palpitant. Cela ne suffit pas…

 

Tu sais que tu dois : voir/ne plus voir/revoir. Un vieux poète d’origine chinoise t’a rappelé ce précepte. Cela ne suffit pas…


 

Combien d’images à la seconde déjà ? Peut-être que l’ennui, vrai, profond, implacable, abrasif, corrosif, jouissif, inexpiable,  est le secret de la contemplation. Ne rien avoir à faire, à vivre, des heures durant, et se gorger de temps, de lieux, d’un paradis brisé.


 


 

Nous cheminons, veillés, veilleurs, passant dans la lumière qu’on nous octroie, chevaux de Troie portant la paix.


 


 

Encore plus près

Je suis venu

Dans les trouées mettre des mots        

Frotter leur pauvreté au relief

Du temps

 

Il n’y pas de croissance

Et pas plus de récolte

Rien d’autre à engranger

Que des bris de lumière

L'absence que tu vois

N'est pas l'absence

Mais la place accordée au regard de l'autre                            

 

Il faut qu'une perspective

S'ouvre

Qu'un corps ait disparu

Pour qu'un corps s'inscrive

Se meuve dans la vie

Place nette

Malgré l'épreuve

Où nous jette l'absence

 Pour que sur ces pas la pensée

S'engage

 Pour que du temps advienne

Temps de tous et d'un seulement

Clair chemin

 

 

 

Monte à l'assaut de cette frontière de vent / Les mains prises aux nœuds de l'arbre mort / qui ne s'abat jamais /

Au-delà du vertige il te hisse / Ivre de ciel écorché / Vers la bande passante du temps

 

 

Âpre horizon / Nu profil / Les mots taille-pierre incisent ce silence / Qui t'a trop longtemps

crevassée / Ton regard passe comme un doigt de femme / sur les cicatrices du monde


 

Alors nous pouvons revoir des couleurs / Par-delà la plainte noire et blanche / dressant son chant / et sa limite / Son déploiement et son repli

 

 

 

 

 

Car tu as quelque chose à voir

avec ce corps qu’on a jeté

dans l’espace comme un galet

le ricochet de ses yeux verts

aux murs grêlés de sortilèges

au caillot du sang de l’instant

tu pris ces ombres pour la route

… et la suivis jusqu’à sa fièvre

 

 

 

Les mots travaillent autour d’une absence fondamentale dont ils font

semblant de très bien se passer. Ils affirment leur indépendance depuis

toujours, la démontrent, dans le même temps où la conscience de ce qui

reste invisible, quoi qu’on écrive, les pousse à dépasser les caractères

imprimés sur la page ou les blancs laissés, à chercher les moyens de s’en

extraire pour donner à « voir ».

 

Des images en marge du flot continue qui inonde notre regard.

 

 

Un à un les pas s'effacent

Demeurent :

Un léger déplacement d'air

Des picotements aux jambes

Un peu de sable et de terre

Projetés

Le désir dans l'oeil de se voir au plus loin

La joie

Sensible encore dans la voix qui hélait

L'empreinte de la main sur un rocher

La blondeur du tabac que le vent balaie


 

Restent :

L'idée d'une photo de lui

Qu'on n'a pas prise

Un coquillage ébréché

Un mot passé inaperçu

Tombé du tamis que le regard tissait


 


 

Existe :

Non plus la pesanteur du corps

Ni l'élan de la vie

Ou le parcours d'un homme

Illisible

Mais ce déplacement d'air de terre et d'eau

Ce peu qui fait

Que quelqu'un est passé

_________________________ PAUSE MUSICALE

 

 

 

Les premiers plans de Paris, Texas... Vu à 18 ans. Un homme dont on ne sait ni où il va ni d'où il revient, s'il revient... Happé dès ce début par l'expérience radicale de la marche solitaire, silencieuse, et de la perte de soi, au milieu d'un désert à la fois si aride et si peuplé de souvenirs, ceux du personnage, qu'on ne connaît pas, perdus mais qui semblent le poursuivre toujours, sans qu'il les reconnaisse, et ceux du cinéma américain, de Ford, d'autres encore. Image du « revenant-repartant » qui va hanter pas mal de mes textes, jusqu'à La Veilleuse, et au tout dernier, inachevé. Expérience bouleversante de ce mouvement, de cet effort sans repère, retrouvé dans Gerry de Van Sant, par exemple. Suivre des rails désaffectés = être désaffecté ?

« Le déroulement du désert est infiniment proche de l'éternité de la pellicule »

(Jean Baudrillard : L'Amérique (1986)


 

Dans the Deer hunter, les sidérurgistes voués déjà à un univers sans perspective, mais qui retrouvent dans l’échappée vers les montagnes le souvenirs ancestral des indiens (« le soleil a béni les chasseurs « , dira Michael (De Niro), en commentant un présage.), ne pourront , face aux traumatismes que la guerre aura laissés, que reprendre comme un chœur antique, plein de tristesse et d’amertume, le god bless america par le lequel s’ouvre, en son off, le film de Leone, Once upon a time in America. Des histoires de roturiers.


 

 


 

De tous les personnages magnifiques de Rio Bravo, Dude est celui dont le parcours est le plus prévisible, en apparence seulement... Tireur d'élite devenu chien pelé, mains tremblantes, sauf devant la mort. Qu'est-ce qui pousse Dude à la renaissance, à la résurrection, après Golgotha auto-infligé ? L'amitié ? La loyauté envers Grant ? Un besoin instinctif de justice ? Ou peut-être veut-il, une fois dans sa vie, passer par la porte de devant ? Car toute l'histoire de Dude est celle d'un second, d'un auxiliaire. Il n'a pas eu d'existence propre. C'est probablement pour cela qu'il a voulu partir, quitter Rio Bravo, son métier, ses revolvers, ses amis, suivre une femme arrivée par la diligence et repartie de même. Cette logique étant menée jusqu'au bout, ce sera pour Dude perdre son nom (un sobriquet mexicain, « poivrot », fera l'affaire), tout abandonner, s'absenter, se dissoudre dans l'alcool et la crasse, avilir ses mains, jadis expertes et redoutées, jusqu'au fond des crachoirs de saloon. Tout cela, le film le raconte en quelques plans muets. Le personnage existe sans rival, poignant, évident, presque mort. Il faut le coup de pied de Grant, magistral coup de pied au cul de la honte, pour que le personnage se relève et se batte, contre toute attente. Et Dude connaît ensuite le manque, pas tant celui de l'alcool que de l'homme perdu dont il se doute bien qu'il ne reviendra jamais tout à fait, dont il faudra faire le deuil, car même rasé, lavé, vêtu de ses anciens vêtements, Stumpy ne le reconnaît pas, tire sur lui, vise à la tête dont il perce symboliquement le chapeau. Stumpy le tue pour lui permettre de renaître.

Dude est, pour le jeune garçon que je suis quand je le rencontre, cette étoile magnifique qui ne veut plus briller mais qui sert encore de cible au regard, se détache du maillot troué, trempé de sueur et de larmes, pour rappeler au personnage son fardeau, sa fonction et sa dignité.


 


 

Le père, vieilli, fissuré, s'est endormi et le mauvais fils, Dewaere, le regarde, le veille. L'un et l'autre sont dans une forme d'abandon, enfin, à ce qui les lie, mais ce n'est pas un happy-end. Certains choses sont irrémédiablement perdues. Comme dans Paris-Texas ou The deer hunter, une part de soi ne reviendra pas.


 


 

Liste inépuisable, inépuisée, puisée partout, jusqu’au plus profond noir et blanc des film de Garrel, ou des Ailes du désir.


 


 

Ce regard sur les figures rencontrées, réelles, littéraires, filmiques, je le nomme en 1994, l’Acte du Veilleur. Texte programmatique, perdu, retrouvé, dont je m’étonne de le « reconnaître » encore aujourd’hui :


 

Il y a aussi devant tes yeux d'anciennes photos de groupes peut vite donner une sensation de vertige (de ces photos où les professeurs, en début d'année souvent, prennent la place des élèves sur des chaises ou des bancs placés en deux ou trois lignes, puis prennent encore tant bien que mal la pose comme des collégiens de la nuit des temps, en blouse, à Charleville Mézières ou à Paris, déjà plus grands, costumés cravatés ou en robe encore, bien avant la mixité, prennent un peu cela comme un jeu ou un moment obligé de communion pédagogique, pour faire équipe, avec cette disproportion marquée de femmes et d'hommes selon l'endroit, les unes majoritaires et les autres tentant d'exister un peu en bombant, mais pas trop, le torse, ou en s'efforçant de sourire avec le naturel de celui qui se trouve tout simplement bien à sa place.)

Regarder ces photos, pas toutes conservées mais suffisamment nombreuses pour marquer les temps, les étapes de ce qu'il faut déjà appeler une carrière, ce mot ayant toujours eu un goût de poussière pour moi, et déjà ne plus se souvenir de certains noms et prénoms qui correspondent aux visages, aux corps à demi cachés souvent par la rangée précédente dans la profondeur de champ (oubli qui n'est pas forcément dû au peu d'attention qu'on avait porté à ces personnes, à des inimitiés ou à des passages éclair dans lesdits établissements, et l'on a pu même échanger plus que des informations professionnelles ou des boutades sur les élèves, des soupires de découragements ou de brefs enthousiasmes), et déjà ne plus les reconnaître, comme ces gens qu'on voit en rêve et dont on n'est plus sûr au matin qu'on les a réellement connus ou croisés dans la veille au lieu de les avoir réinventés en dormant, à la façon d'un effet spécial numérique par lequel les visages peuvent changer de corps ou d'un morphing qui en modifie certains traits, les rajeunissent ou les vieillissent en un temps record.

Vertigineuse plongée devant ces photos étalées tout à coup, tandis que je cherchais autre chose ( mais quoi déjà d'autre que cela ?), dans mon vieux coffre en bois, devant ces photos plus ou moins anciennes qui disent mes proximités temporaires, disent aussi mes attachements plus longs, et que je figure ou non sur la photo traditionnelle, que j'ai fuie parfois ou plutôt esquivée, où d'autres fois je me suis laissé entraîner pour ne pas faire la gueule ou simplement le laisser supposer, ne change rien, car d'une certaine façon je suis sur toutes, au milieu des corps frôlés, des sourires que j'ai vus au quotidien, pas plus ni moins dupe de l'artifice mais jouant au prof jusque dans le rituel, d'autant que nous assumions l'être, profs, et que peut-être une infime part d'entre nous avait souhaité figurer un jour sur de telles photos, non pour leur esthétique très douteuse ou leur valeur symbolique très contestable, mais parce qu'elle disent encore quelque chose des jeunes gens que nous étions et ne sommes plus, renvoient à d'autres photos plus anciennes où nous n'étions pas encore des adultes.

Et là, tout à coup perdu dans ce tourbillon d'impressions, d'images, malgré ces rangs et ces travées sages, cet étalonnage des petites et grandes tailles, la présence aussi des administratifs et des personnels d'entretien en plus ou moins forte représentation sur l'image,

vertigineusement perdu, puis m'arrêtant sur quelques visages qui résonnent davantage dans ma mémoire, noms que je n'ai pas oubliés ni n'oublierai probablement jamais, l'envie de tout remettre au plus vite dans le coffre, prenant pour de la nostalgie un peu ridicule ce qui était en fait un appel du passé, lequel se reconnaît rarement comme tel et profite des moindres occasions (la photographie n'est presque que cela), pour sauter dans le présent.

__________________________________ PAUSE MUSICALE


 


 

Il y a bien longtemps déjà j'ai décidé

d'abraser mes rêves, d'iriser mes mots, de passer

avec le même rabot de vent sur les hautes herbes d'une prairie la lime d'un crayon à la

surface des pages. Des feuilles aux murs couvraient mon papier peint sans qu'aucun

automne n'en vienne à bout. A pei ne jaunissaient elles comme la larme d'une vieille femme.

Je revois d'anciens jouets gisant à la tombée du jour, j'entends le pas du voisin de palier, son bienveillant visage sur le suaire souverain, les jappements de son chien à la porte, ouvrant sur des lointains.

 

 

Il a fallu qu'un trou d'eau s'ouvre où plonger les yeux, caressant ces objets usés, corrodés,

artefacts du quotidien le plus banal, le plus sacré, pour passer sans transition d'un petit

couloir gris à ce chemin de terre humide où la grâce se c herche dans un effort dépourvu de vouloir, et non exempt d'humour. Je suis parti. Il a fallu faire trembler la lumière. Il a fallu lancer un cri d'enfant par delà cette haie de peupliers, vers l'icône sertie dans l'écorce de sa main, que j'ai embrassée tan t de fois. Main de ma mère à mon front brûlant, mon ventre douloureux. Je m'en souviens comme d'un orage blanc où la peur mourait.

 

 

 

Le royaume est toujours dans

l’exil, disait il.

Qui voulait bien encore

toucher le visage de sa main

Qui, la teneur des ciels passés

toujours les mêmes toujours

différents toujours les mêmes

Qui, sur les terres d’enfance

ramassant cailloux et mousses,

Qui au monde avait encore

besoin d’une image, de son

image, d’une nouvelle image

Qui voulait bien encore toucher

le visage de sa main

Qui, la teneur des ciels passés

toujours les mêmes toujours

différents toujours les mêmes

Qui, sur les terres d’enfance

ramassant cailloux et mousses,

pousserait un peu plus loin ses

pas vers la maison matrice

poserait à même la pâleur du

carreau sa paume ouverte,

jusqu’à sentir son pouls,

reprendre place ?

Qui pourrait, sans pleurs,

partager le perdu ?

Et pourtant tu es là

 

 

 

Nous regardions des diapositives de vacances, manière de confronter la mémoire vive

à l'enregistrement fugace, maladroit, quadrichromique d'un vieil a ppareil.

Aujourd'hui encore, ce ne sont pas les visages ou les lieux mais les couleurs dont je

me souviens le mieux. Des couleurs primaires posées comme par filtres sur tous ces

moments. Du bleu, du rouge, du jaune... Des couleurs immuables sur du temps perdu.

La trace détectable d'une existence dont tout autre élément serait évanoui.

 

 

 

 

Qu’as-tu à dire ? qu’as-tu à faire ?

toujours entamer le temps

entamer le temps

en creusant dans la masse des mots et des images

en échancrant la côte

le réel qui reçoit l’océan

en abrasant la baie

du silence et de la paix

en découpant la toile où

souffle encore

ce qui te fait vivant

te fait vivant

 

à flanc d’amour adossé à ton corps

à flanc de falaise

enflant sous ta main fastueuse

filant le lin la liesse

d’un petit matin aventureux

d’un petit matin teint

de mélancolie

de mélancolie

 

j’ai couru sur la plage avec le coeur battant

d’un élan aux bois majestueux

sa ramure dans le ciel et mon cri

sur la plage

disant que je sentais en moi son coeur battant

lui et moi

propulsés dans un désir sans fin d’être

pur désir sans cible

sans cible

 

des plans ont passé dans la salle obscure comme des anges

déchus

copeaux coupures et rushs sous la table de la monteuse

du montreur d’ours

à qui jeter nos rêves en monnaie de singe

et là tapis devant la sévère parole

l’âpre réinvention du monde

ou le rire libéré

attendre la femme ses yeux cadrés

comme une prophétie

une prophétie

 

méditer l’effroyable

cinégénie des guerres

l’acquiescement rageur

d’un poème

la pâle empreinte d’une chanson dans la nuit

dans la nuit

 

je suis fait de cela que j’ai

écouté lu touché des yeux vu de mes mains

autant que de chaire d’eau de sang

de ces échancrures dans

la maille des jours

la maille des jours

 

Alors tailler encore dans ce tissu cette mémoire vive de quoi faire un habit de clown

une cape de prince ou plus sûrement le simple habit du passant l’humble vêture d’un homme

attentif

à vif découper proposer dans la porosité de cette peau de tous petits lambeaux

de beauté

tels qu’ils brillent encore en nous longtemps après que nos yeux se sont clos

que nos yeux se sont clos.

 

 

 

 

 

Redécouvre recouvre avec toute la patience requise

les vibrations exquises les zooms cinglants les sons supersoniques les silences la cadence des mots qui chantent te font quitter la terre ou t’y enraciner

de plus belle…

de plus belle…

 

échancre encore l’inépuisable mine

fore le diamant brut ou le résidu sans valeur apparente

amasse ton trésor pour mieux le jeter aux quatre vents

aux consonantes

aide à la mue aide à l’amour

provoque

d’infimes big-bang

dans ta voix lactée

au hasard d’une phrase filante

d’un souvenir météore

jamais hors de portée

jamais hors de

portée…

____________________________________ PAUSE MUSICALE

 

Bruno Ganz murmure, dans les Ailes du désir :

quand l’enfant était enfant…

 

 

J’ai bien connu ces gens… C’est Harry Dean Stanton derrière la vitre du Peep show, qui va raconter leur histoire à son amour perdu. De l’autre côté de la vitre sans tain, Nastassjja Kinski, en pull rouge vif.

 

 

Eh Alex, réfléchis, réfléchis rien qu’une minute, une minute pour réfléchir, pendant qu’il est trop tard… Mais Denis Lavant n’écoute pas et va rejoindre le Pont-Neuf

 

 

Qu’est-ce que t’as foutu pendant toutes ces années ? De Niro répond, comme un personnage de Proust :

Je me suis couché de bonne heure…

 

Et la petite fille juive que sauve Christophe Lambert dans Hignlander : Pourquoi t’es pas mort ? Eh, dit-il, c’est un tour de magie. Bonne définition du cinéma.

 

Romy Schneider : Je ne sais pas ce que je fais avec ma vie, je me cogne, je suis maladroite… C’est une histoire simple, celle de tous…

Et celle, off, d’un capitaine dans La Ligne rouge, Elias Koteas: «  Vous êtes mes enfants. Je vous emporte partout où j’irai... »


 

Et déjà fuient les cavaliers. L'étang se strie d'ombre et de brise. Où ton rire rougeoyant s'est-il logé, ma sœur ? Sous quelle faïence ébréchée ? Au bout de la cité notre immeuble-totem s'est enraciné.


 

Le cinéma, c’est le revenu-perdu.

Stéphane Padovani

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Ce texte était destiné à un ouvrage collectif sur le cinéma : Le rapport Méliès, livre auquel les éditions Tarmac ont finalement renoncé faute de moyens. Une version audio a été enregistrée pour Consonnances, dans le cadre d'un bref cycle sur le cinéma et les images....

Un autre temps

le cinéma de Andreï Tarkovski

 

 

 

Les images d'un soldat russe terré, en position foetale, dans un sillon de boue, filmé par un drone et rejetant l'obus qui tombe à ses pieds, comme on relance un déchet tombé d'on ne sait où, un message de mort dont on ne veut pas, comme un manifestant relance une grenade lacrymogène et le père un ballon d'enfant venu déranger sa sieste sur la plage, m'a fait mesuré tout à coup l'horreur de la situation dans les deux camps ennemis, mieux que n'importe quel article l'a fait jusqu'à présent. Cette éternelle horreur de la guerre, qui tombe comme le destin du haut d'un drone piloté par des dieux féroces, inéluctables. Mais les dieux ont toujours des noms, des identités. Ils font des choix, les imposent, les maintiennent envers et contre toute humanité.

Ce soldat russe recroquevillé dans la boue, filmé par une machine, a fait ressurgir d'autres images ; celles d'un cinéaste russe, peut-être le plus russe des cinéastes sans qu'on pût jamais le taxer de nationaliste, tant il se plaçait à rebours de ces idéologies destructrices : Andreï Tarkovski.

 

 

Je me suis demandé comment il aurait filmé cela, la condition boueuse de l'homme éternellement pris dans les guerres, mais la réponse est déjà dans ses films, à voir et revoir, expérience indépassable pour moi, comme spectateur, à l'âge précoce où je les ai découverts, sur cassettes VHS. Je me suis demandé, avant de les revoir encore, tous et dans l'ordre chronologique ( en DVD cette fois, versions restaurées), afin de raviver ce projet d'écriture autour duquel je tourne depuis plusieurs années, sur lui, A.T ( étrange d'entendre « athée » s'agissant d'un homme de foi, une foi insoumise aux dogmes et jamais prosélyte), décédé en 1986, ce qu'il penserait aujourd'hui de la Russie de Poutine, plus exactement de Poutine en Russie, car la Russie ne lui appartient pas, bien qu'il le croie sans doute; ce qu'il penserait de ce régime à la fois proche et différent (dans son contexte interne et international) du régime soviétique contre lequel il s'est cogné toute sa vie. Je me suis demandé ce qu'il éprouverait, surtout, puisque c'était un homme d'épreuves plus que de preuves, d'émotions miscibles et non d'émulsions rationnelles, un artiste et non un philosophe, encore moins un chroniqueur de son temps. Car le temps est « scellé », écrivait-il en titre de son livre, c'est à dire, ici, authentifié comme substance essentielle du cinéma, vivante et mobile dans la cavité du film et dans celle de la mémoire, puis confirmé, solennellement, librement, dans un pacte avec chaque spectateur.

 

 

Devant ses films, on se retrouve à suivre l'homme qui marche derrière soi, paradoxalement, le cinéaste pèlerin cheminant dans la Zone, lançant de longs rubans de plans, repères à suivre pour mieux s'égarer, perdre sa raison, c'est à dire sa logique figée, son rationalisme, son scepticisme, son cynisme.

On se retrouve à flotter comme cette feuille parmi les algues toutes vibrantes des flux du fleuve, ondulant sous la lumière ou avançant parmi les hautes herbes d'une prairie, comme un regard enfin libéré du corps s'en va dans le monde, essence parmi d'autres essences, entre l'humus et le ciel, la branche et son reflet.

On se retrouve à puiser dans sa propre faiblesse une énergie insoupçonnée, à croire que tout n'est pas perdu, inexorablement gâché, abîmé, puisque la beauté fertilise encore notre histoire intime et commune, qu'un homme continue de nous envoyer des lettres pleines de ferveur, sous forme de films, par-delà son absence.

 

On se demande comment parler de lui, de ses lettres-pellicules. On songe à lui en écrire une. Elle débuterait ainsi :

 

Cher Andreï Arsenievitch

 

Ayant reçu dans votre vie des centaines de lettres des gens les plus humbles, qui n'étaient pas les moins précieuses à vos yeux, vous ne vous étonnerez pas de ce nouvel envoi. Et si je vous dis que cette lettre est un acte de foi, moi qui ne suis ni croyant, ni russe, ni slave, ni historien du cinéma, ni critique, ni philosophe, ni votre ami ou votre parent, ni rien qui puisse me rendre apparemment légitime à le faire, c'est que j'ai besoin de m'engager sur ce chemin. Vous teniez pour essentiel, justement, « ce moment où l'individu s'engage sur un chemin, peu importe lequel. » Considérons alors que je suis cet individu, et ce texte, le chemin. Je m'y suis engagé sans savoir ce que j'y trouverai ni même si je trouverai quelque chose ou quelqu'un, pas même vous. Je m'y engage le cœur battant, mais aussi dans la calme conscience de ce geste, de ce mouvement qui s'imprime en suivant le votre.... »

 

 

Voilà un commencement possible, à choisir parmi tout un matériaux composite de notes et d'articles gardés au fil du temps. Mais le temps n'a pas de fil, n'est pas une marionnette aux mains du cinéaste-monteur. Il se tisse et se déchire, simultanément, nous laisse voir par ses trouées un autre temps, celui qui anime l'oeuvre, cette œuvre en miroir où l'on ne reconnaît plus rien, où l'on reconnaît tout.

 

 

Ainsi peut-on voir, peut-être

 

 

une croix dans la Volga, plantée sur l'eau

le fantôme de Pasternak vous annonçant sept films à faire, ni plus ni moins

l'attente d'une femme assise, de trois quart dos, sur une barrière une attente sans objet

l'étreinte d'un couple au dessus d'un fossé, les jambes de l'homme comme un pont

l'étreinte d'un couple en lévitation, le cœur de la femme comme un pont

un corps d'enfant dans un marais hérissé d'arbres morts

des murs lépreux des icônes dorées

un chien qui lape un bol de lait d'une blancheur surnaturelle

 

 

Mon caractère est celui d'une plante, disait-il. Alors J'essaye de l'imaginer ainsi, petit garçon bien avant le sacrifice, poussant nimbé de brume dans le village d'enfance, à Yourevets près de la baie, il faudrait lire Tolstoï, et plus tard arpentant la Taïga, ouvrier collecteur, ce voyage avec une équipe de géologues, ce voyage voulu par la mère, qui l'a sauvé. Viennent des images de Derzou Ousala (Il aimait Kurosawa), la petitesse des hommes perdus dans la steppe, grains de cosmos battus par le vent.

J'essaye de l'imaginer dans les locaux du Goskino. bataillant pour la diffusion de ses films, harcelé par des bureaucrates aussi inflexibles que soixante-treize administrations à casquettes de plomb1.

J'essaye de l'imaginer, bien plus tard encore, dans l'exil accablant d'un hiver italien, tandis que l'appareil soviétique retient en otage

son fils Andriouchka,

sa femme Larissa

et leur chien Dakus

 

 

 

Son cinéma est un parcours du non-combattant, mais il n'est jamais paisible pour autant.

Que veut-il de nous, spectateurs ? Ne nous demande-t-il pas le meilleur de nous-mêmes ? Nous demande-t-il, comme le très jeune fondeur de cloche d'Andreï Roublev, de faire chanter la terre ? De trouver en nous un chant perdu ?

 

 

Ce que nous avons égaré sans le savoir

ni le connaître

que nous avons continué à perdre

bien que n'étant pas seuls responsables

mais pas moins négligents

indigents

indigènes d'un autre temps

où les enfants mutants pouvaient déplacer des objets

rien qu'en les regardant

ce qu'on fait en filmant

finalement

enfants prodigues au visage enfoui dans les bras paternels

retour de Solaris à la source Rembrandt

amour patient, inconditionnel...

 

 

Stéphane Padovani décembre 2022

 

 

 

 

1. L'expression est de Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny (1872)

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